24.

Bonaparte conquérant de l’Italie ?

Les Directeurs s’en félicitent. Ils sont étonnés par les succès de ce général d’à peine vingt-sept ans qui s’est imposé à ces « vieux généraux », une dizaine d’années de plus que lui, et qui sont déjà couturés de batailles, et dont les noms – Masséna, Augereau – ont été illuminés par la gloire.

Mais il a suffi de dix jours et trois batailles – Montenotte, Millesimo, Mondovi – pour que Bonaparte, franchissant les cols des montagnes alpines qui séparent la côte méditerranéenne du Piémont, s’ouvre la route de Turin.

Les Directeurs lisent les rapports du commissaire à l’armée d’Italie, Saliceti, que Bonaparte connaît bien. Ce Saliceti qui l’a fait arrêter comme robespierriste, après le 9 Thermidor, mais Bonaparte ne veut pas se souvenir de cet épisode. Et Saliceti ne tarit pas d’éloges sur ce général qui a su reprendre en main vingt-cinq mille hommes indisciplinés.

« Le général en chef, a dicté Bonaparte à Berthier, son chef d’état-major, voit avec horreur le pillage affreux auquel se livrent des hommes pervers… On arrachera l’uniforme de ces hommes. Ils seront flétris dans l’opinion de leurs concitoyens comme des lâches. »

Et il s’est montré d’un courage exemplaire en s’élançant sous la mitraille, sur le pont de Lodi, entraînant ses hommes qui l’ont acclamé, ont dit de lui qu’il avait le courage d’un « petit caporal »…

Il a le sens du verbe, et ses proclamations exaltent les Parisiens quand les journaux les publient.

« Soldats, s’est-il écrié, vous avez en quinze jours remporté six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la plus riche partie du Piémont. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout, vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. »

 

Les Directeurs se félicitent de ses propos.

L’armée est la seule force qui leur permet de frapper les factions royaliste et anarchiste. Et il leur semble que Bonaparte est fidèle à la République. Il est ici le général Vendémiaire et celui qui a fait fermer le club du Panthéon.

Ne dit-il pas à ses soldats :

« Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert. Grâces vous en soient rendues, soldats ! »

Et pourtant, Carnot s’interroge quand il lit la conclusion de la harangue de Bonaparte :

« Mais, soldats, vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste encore à faire ! »

Cependant, Bonaparte annonce dans toutes ses lettres qu’il envoie des millions à Paris. Et cela suffit à étouffer les inquiétudes des Directeurs.

On l’invite même à piller davantage.

Les Directeurs lui écrivent :

« Ne pourrait-on enlever les trésors immenses que la superstition a amassés dans les couvents depuis quinze siècles ? On les évalue à dix millions de livres sterling. Vous ferez une opération financière la plus admirable et qui ne fera tort qu’à quelques moines. »

Et l’or et les œuvres d’art affluent au palais du Luxembourg.

« Vous êtes le héros de la France entière », lui répètent les Directeurs.

Et ils multiplient les éloges :

« Vous avez la confiance du Directoire. Les services que vous rendez tous les jours vous y donnent les droits. Les sommes considérables que la République doit à vos victoires prouvent que vous vous occupez tout à la fois de la gloire et des intérêts de la patrie. »

 

Ils approuvent que Bonaparte s’adresse aux patriotes italiens :

« Peuple d’Italie, l’armée française vient briser vos chaînes : le peuple français est l’ami de tous les peuples, venez au-devant de lui. »

Et ces patriotes, ceux-là que Buonarroti avait rassemblés à Oneglia au temps où Bonaparte n’était que le général d’artillerie de l’armée d’Italie, proclament la République.

Mais Bonaparte devance les inquiétudes des Directeurs en abandonnant ces patriotes dès lors qu’il peut signer un armistice avec le roi du Piémont.

La royauté est maintenue, le souverain cède la Savoie et Nice à la France, et verse une indemnité de guerre de trois millions.

Un autre armistice est conclu avec le duc de Parme – qui lui coûte deux millions de lires, des approvisionnements et vingt tableaux que viendra choisir une commission d’artistes français.

Ce Bonaparte est un homme comme les aiment les Directeurs, qui ne s’embarrasse pas de grands principes !

Après la victoire de Lodi, il est maître de la Lombardie. Et dans les salons Barras fait acclamer Joséphine de Beauharnais, qu’il qualifie de « Notre-Dame des Victoires » !

Ils n’imaginent pas que Bonaparte au lendemain de Lodi avoue qu’il « ne se regarde plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort d’un peuple ».

 

Et le peuple s’enflamme pour ce général et ses soldats.

« Tandis que nous souffrons mort et passion à l’intérieur, écrit le libraire Ruault, le 20 floréal an IV (9 mai 1796), nos soldats poursuivent dans les Alpes et au-delà le roi de Sardaigne, l’épée dans les reins… C’est une chose bien étonnante et qui sera une merveille dans la postérité que le courage et l’intrépidité de nos jeunes gens de la réquisition. Il fallait qu’il y eût une révolution en France pour apprendre à l’Europe que le Français libre est le peuple de la Terre le plus formidable. »

 

Et le contraste est accablant avec ce qui se passe à l’intérieur du pays.

La misère s’est encore aggravée.

Sans les distributions de pain organisées par le Directoire, à raison d’une livre de pain par jour pour quatre assignats -pour rien donc –, nombre de citoyens seraient morts de faim.

Mais les Directeurs sont contraints d’abaisser cette ration à soixante-quinze grammes ! On la complète avec du riz, mais on ne peut le cuire car le bois manque ! Et en cet an IV, on relève dix mille décès de plus que la moyenne des années précédentes.

L’opinion accable ce « gouvernement qui n’a jamais été si lâche que nous le voyons aujourd’hui… La probité, la vertu, une certaine austérité de mœurs qui ont toujours été dans les Républiques naissantes et sans lesquelles elles ne peuvent subsister longtemps, ne se trouvent point dans la nôtre.

« On ne voit dans les bureaux de ces messieurs que des hommes corrompus qui vendent à prix d’or les places, les emplois, les fonctions à la disposition des ministres. On marchande avec eux comme on fait des denrées du marché, et celui qui paie le plus obtient la préférence. Les députés eux-mêmes agiotent, trafiquent honteusement avec les agents de change, l’or et l’argent et toute espèce de marchandise. Ces pratiques infâmes corrompent l’esprit public à Paris et dans tous les départements. Elles avilissent tous les agents du gouvernement et des administrations. Le système républicain est tellement gangrené dans toutes ses branches diverses qu’il paraît impossible qu’il puisse aller plus loin qu’une année si la vertu et les bonnes mœurs ne prennent pas très incessamment la place de tant de vices. »

Tel est l’esprit public et si les Directeurs s’inquiètent de son évolution, c’est que dans les rapports des indicateurs de police on souligne que l’on entend de plus en plus souvent les citoyens les plus pauvres s’exclamer : « Au moins, du temps de Robespierre on avait du pain ! »

Et un homme raisonnable comme Ruault, éditeur et libraire, citoyen aisé et éclairé, écrit :

« La grossièreté des sans-culottes était rebutante, hideuse sans doute, mais ils n’avaient point la froide cruauté des agents actuels. Ils n’agissaient pas avec la réflexion et l’intention du mal, comme ces messieurs d’aujourd’hui. »

 

Mais ce sont surtout les propos de Babeuf qui paraissent dangereux aux Directeurs. Ils se répandent alors que Babeuf, depuis la fermeture du club du Panthéon, vit toujours dans la clandestinité.

Il aurait dit que « réveiller Robespierre… c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la République et avec eux le peuple qui autrefois n’écoutait et ne suivait qu’eux… Le robespierrisme est la démocratie, et ces deux morts sont parfaitement identiques : donc en relevant le robespierrisme vous êtes sûr de relever la démocratie. »

Il affirme que la « Révolution française est une guerre déclarée entre les politiciens et les plébéiens, entre les riches et les pauvres ».

Il veut réaliser un « état de communauté ».

« Tout ce que possèdent ceux qui ont au-delà de leur quote-part individuelle de ces biens de la société est vol et usurpation, il est donc juste de le leur reprendre. »

Et il avance que « ce système est démontré praticable puisqu’il est celui appliqué aux douze cent mille hommes de nos douze armées : ce qui est possible en petit l’est en grand ».

Babeuf reçoit le soutien financier de Le Peletier de Saint-Fargeau, frère du conventionnel assassiné pour avoir voté la mort du roi, et l’appui du ci-devant marquis Antonelle.

Avec l’écrivain Sylvain Maréchal, Darthé – ancien accusateur public du tribunal révolutionnaire d’Arras –, Buonarroti, et le membre du Conseil des Cinq-Cents, l’homme de Varennes, Drouet, ils constituent un « Directoire de salut public ».

Les « babouvistes » cherchent à pénétrer l’armée. Le capitaine Grisel est chargé de recruter des affidés dans le camp militaire de Grenelle. D’autres s’occupent de la légion de police.

Des alliances sont conclues entre babouvistes et anciens Montagnards. Mais cette « conspiration des Égaux » est constamment surveillée par la police du Directoire. Et peut-être même favorisée par Barras, ou Fouché qui est lié à Babeuf. Ils peuvent l’utiliser comme force de manœuvre, épouvantail, ou bouc émissaire.

À la fin avril et au début du mois de mai 1796 (floréal an IV), les Directeurs se décident à agir.

Carnot, en effet, hostile aux babouvistes a reçu le capitaine Grisel qui a trahi ses compagnons.

Ils sont arrêtés le 10 mai, et sont promis à la Haute Cour de justice qui siégera à Vendôme.

Et toute la France, par ce procès devant la plus haute juridiction du régime, saura que le Directoire frappe – après les royalistes – la faction anarchiste : ce qui rassurera les « bons citoyens », en montrant que les Directeurs, régicides et anciens terroristes, sont les défenseurs des propriétés et de l’ordre contre ceux qui veulent « réveiller Robespierre ».

Cette preuve d’autorité est nécessaire car les succès et l’attitude de Bonaparte commencent à préoccuper les Directeurs.

Bonaparte a fait une entrée triomphale à Milan, le 15 mai 1796 (26 floréal an IV).

« Viva Buonaparte il liberatore dell’Italia ! » crie la foule. Les patriotes italiens ont constitué un Club jacobin, créé une garde nationale, Bonaparte écrit au Directoire : « Si vous me continuez votre confiance, l’Italie est à vous. »

Et il ajoute : « Je mets à la disposition du Directoire deux millions de bijoux et d’argent en lingots, plus quatre-vingts tableaux, chefs-d’œuvre de maîtres italiens. Et les Directeurs peuvent compter sur une dizaine de millions de plus. »

Or, il reçoit des Directeurs l’ordre de se diriger vers l’Italie du centre et du sud, Livourne, Florence, Rome, Naples cependant que le général Kellermann, commandant l’armée des Alpes, le remplacera à Milan et en Lombardie.

Bonaparte refuse.

« Persuadé que votre confiance reposait sur moi, répond-il aux Directeurs, ma marche a été aussi prompte que ma pensée. Chacun a sa manière de faire la guerre. Le général Kellermann a plus d’expérience et la fera mieux que moi ; mais tous les deux ensemble nous la ferons fort mal. Je crois qu’un mauvais général vaut mieux que deux bons. »

Et il offre sa démission.

Murat, qui s’est illustré le 13 vendémiaire et qui a suivi Bonaparte à l’armée d’Italie, l’interroge :

« On assure que vous êtes si ambitieux que vous voudriez vous mettre à la place de Dieu le Père. »

Napoléon Bonaparte le toise :

« Dieu le Père ? Jamais, c’est un cul-de-sac ! » répond-il.

Comment les citoyens Directeurs, ces messieurs du palais du Luxembourg, pourraient-ils accepter la démission d’un homme tel que lui ?

Aux armes, citoyens !
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